Notes
Découvrir Daunais
C’est à l’adolescence que j’ai rencontré une œuvre de Lionel Daunais pour la première fois. Il s’agissait de la mélodie Le vent des forêts qu’apprenait un camarade de classe. C’était la première fois que j’accompagnais un chanteur et que je jouais la musique d’un compositeur canadien. J’ai encore aujourd’hui un vif souvenir de l’élégante calligraphie de la partition manuscrite et du plaisir ressenti en jouant l’interlude pianistique un poco appassionato de cette mélodie au pathos avoué.
Dans la vingtaine, ma deuxième rencontre a été celle du cycle Fantaisie dans tous les tons, une œuvre parmi les plus connues du compositeur, que j’ai jouée à la radio et en concert avec l’excellent baryton québécois Jean-François Lapointe.
Quelques années plus tard, j’ai participé à un spectacle — brillamment conçu et monté par la comédienne et metteure en scène Marie-Lou Dion — entièrement consacré à Lionel Daunais et c’est lors de ce troisième rendez-vous musical concluant que ce projet discographique a commencé à prendre forme.
Programme
J’ai veillé à construire le programme afin qu’il reflète la diversité des styles d’écriture du compositeur, qui va de la mélodie française à la chanson humoristique d’inspiration folklorique, en passant par la chanson de variété et celle pour la jeunesse. Pour m’assurer de respecter les intentions de l’auteur-compositeur, j’ai consulté les manuscrits autographes qui se trouvent au Fonds Lionel Daunais des Archives nationales du Québec.
En plus des œuvres pour une voix, vous entendrez des duos pour soprano et baryton, des trios pour soprano, mezzo-soprano et baryton, de même qu’un duo pour soprano et flûte. Le piano quant à lui est omniprésent sur l’ensemble de l’album.
Mélodies françaises
Ce programme accorde une place de choix au style mélodie française. L’écriture de Daunais rappelle çà et là celle du compositeur français Francis Poulenc qui connaissait les œuvres du Montréalais et lui a déclaré : « Il y a souvent un esprit cocasse dans votre musique et lorsque quelqu’un vous en fera la remarque, n’en rougissez pas, c’est un don très rare ! ».
À partir des années 1870, il est d’usage que la partie de piano d’une mélodie française cherche à évoquer l’ambiance poétique du texte chanté, la ligne mélodique de l’instrument dialoguant fréquemment avec celle de la voix. Les mélodies d’Henri Duparc, Gabriel Fauré et Claude Debussy témoignent de cette symbiose entre le texte et la musique, la voix et le piano, et c’est dans cette tradition que se situent les mélodies de Lionel Daunais.
Poètes français et étrangers
Deux œuvres de cet album ont des textes anonymes : Les larmes, une adaptation française d’un nostalgique poème arabe du 13e siècle, et L’innocente, qui nous présente une jeune femme futée.
La gracieuse légèreté de L’hirondelle, sur une odelette de Pierre de Ronsard (1524-1585), grand poète de l’amour de la Renaissance française, est élégamment mise en musique, tout comme Le cœur oublieux, sur un poème charmant et touchant de Nicolas Boileau (1636-1711), auteur de L’art poétique et grand admirateur de Molière, Lafontaine et Racine.
C’est avec finesse que Daunais dépeint l’atmosphère automnale et le spleen de Simone ou les feuilles mortes, sur un texte de Rémy de Gourmont (1858-1915), auteur fécond et figure majeure du symbolisme littéraire.
Trois mélodies s’inspirent de l’abondante œuvre poétique de Paul Fort (1872-1960), élu « prince des poètes » par la presse parisienne en 1912 : l’ampleur grandissante des envolées de la ligne vocale dans Le vent des forêts souligne l’angoisse des questions posées dans le texte; l’énergique Le diable dans la nuit met en garde les amants grossiers; L’épouse châtiée, l’une des mélodies les plus émouvantes du compositeur, traduit le repentir et la profonde souffrance d’une femme infidèle.
Poème hindou, également placé sous le signe du déchirement, est une traduction en français de quelques vers de Sarojini Naidu (1879-1949), surnommée « le rossignol de l’Inde » en raison du lyrisme et de la riche imagerie de sa poésie.
Sur un ton nettement plus léger, Théo relate une conquête amoureuse rapide et brève, texte où le poète René Kerdyk (1885-1945) joue avec les sons, et ligne musicale où le compositeur se plaît à étirer la voix jusqu’au suraigu.
Du peintre et poète Tristan Klingsor (1874-1966), Daunais pare À ma cousine de sonorités tendrement chatoyantes et illustre habilement les climats contrastés du Chien de Jean de Nivelle.
Poètes québécois
Sur la partition manuscrite de À quoi bon rêver, en plus des parties pour la voix et le piano, on peut déceler, en contrechant à la voix, l’esquisse d’une ligne instrumentale supplémentaire. Fort de cette découverte, je me suis permis d’écrire une partie de flûte en prenant l’ébauche du compositeur comme point de départ. Cette exquise musique se pose sur un texte mélancolique du journaliste et poète québécois Alfred DesRochers (1901-1978).
Daunais a mis en musique cinq poèmes d’Éloi de Grandmont (1921-1970), dramaturge, poète et cofondateur du Théâtre du Nouveau Monde. Trois d’entre eux figurent sur cet enregistrement : Chanson d’amour qui baigne dans les souvenirs et le regret, Doux temps qui célèbre la jeunesse bienheureuse sur un rythme de valse, tandis qu’une lueur d’espoir tempère le chagrin que révèle Les mots d’amour.
Les paroles et la musique des œuvres suivantes sont entièrement de la plume de Lionel Daunais (1901-1982).
Dans la lignée de la mélodie française, Blanc (du cycle Fantaisie dans tous les tons) esquisse quelques jalons de la vie mouvementée de Marie-Blanche, L’amour de moi exprime la complainte poignante d’une femme qui attend le retour de son mari parti en mer, et le protagoniste de La dame à la poire est justement la bonne poire d’un innocent jeu de séduction.
Chansons pour la jeunesse
Daunais étant père de famille, on ne s’étonne pas qu’il ait écrit de charmantes chansons pour la jeunesse. À la frontière entre mélodie française et chanson pour les enfants, le texte attendrissant de Trois flocons de neige fait référence à la Nativité tandis que sa mise en musique déploie des harmonies recherchées.
Ce n’est qu’au dernier couplet qu’on se rend compte qu’Une petite chandelle est en fait une berceuse. Quant aux mésaventures du Petit chien de laine, elles n’ont pas empêché cette chanson de rapidement devenir l’une des plus connues et appréciées du compositeur.
Chansons de variété
Plutôt destinée à un public adulte, la chanson de variété des années 1930 à 1960, fière héritière du music-hall, vise à joindre et à divertir un auditoire aussi large que possible. Ce disque en comprend deux : Les perceurs de coffres-forts aux accents jazzés et l’amusante Chanson du maître cordonnier, récipiendaire en 1948 du Grand Prix au Concours de composition de chansons Marly-Polydor.
Conscient de la spécificité de la langue française au Québec et au Canada, Lionel Daunais déclare en entrevue radiophonique dans les années 1960 : « Je voulais écrire des chansons canadiennes et non des chansons françaises ».
Chansons humoristiques
Ses nombreuses chansons humoristiques, à mi-chemin entre le chant folklorique et la chanson de variété, tracent un portrait de maintes facettes de la société de l’époque. Les thématiques comprennent entre autres la classe politique, le clergé, les mets, la famille et la météo. Avec Mary Travers, dite La Bolduc, il sera parmi les premiers auteurs-compositeurs-interprètes à s’inspirer de la réalité québécoise. Certains textes ont certes un peu vieilli, mais la justesse avec laquelle l’interaction des personnages est représentée reste d’actualité.
Le cercle de couture met en scène un joyeux trio de commères aux langues bien déliées, les jeux de mots basés sur le latin ecclésiastique abondent dans Monsieur le Curé, et c’est sur un rythme galopant que nous découvrons les multiples responsabilités de Benoit, Le sacristain.
Monoplages
Trois œuvres supplémentaires, en monoplages, accompagnent ce disque sur les plateformes d’écoute en continu : la magnifique Chanson des amours perdues, toute en nostalgie; Le voyage de noces — chanson enregistrée en France dans les années 1950 par nul autre que Bourvil — où se déroule une situation à la fois drôle et embêtante; et La tourtière, un hymne à cet incontournable plat traditionnel du temps des fêtes au Québec.
Bonne écoute et belles (re)découvertes !
Marc Bourdeau, 2022